Cet entretien est un apport à cet article.
Explique-moi ton métier en quelques mots.
Le livre est une page de notre histoire, c’est le moyen de transmission des connaissances, c’est notre héritage culturel et intellectuel. Tenir un livre dans ses mains c’est faire un bond dans l’histoire ; en restaurant un livre, en l’étudiant, on peut voir comment l’artisan a travaillé, les matériaux peuvent parfois donner des indices, comme par exemple, sur le contexte économique de l’époque. Chaque reliure est unique et le travail jamais répétitif.
Lorsque l’on travaille sur un livre, il y a un premier temps d’observation car le livre est complexe, il faut prendre le temps de l’observer et peu à peu se familiariser avec lui, comprendre sa composition, voir les moindres détails, les restaurations qu’il demande. Cette étude est obligatoire pour ne pas faire d’anachronisme historique en le restaurant, il faut travailler en respectant les techniques, les matériaux de l’époque. Cette observation est également nécessaire en reliure : savoir avec quelle épaisseur de fil il faut le coudre, voir la nature du papier, s’il est dans le bon sens, s’il supportera une endossure. Cette observation requiert plusieurs sens : certaines informations se voient, d’autres se touchent.
D’autre part, ce métier requiert de la créativité.
En reliure d’abord puisqu’il faut imaginer la couvrure du livre. Il faut donc réfléchir au style de papier marbré qui correspondra au thème du livre, à la couleur de la couvrure qui se mariera bien avec le papier des gardes intérieurs mais aussi avec les couleurs dominantes du livre, aux tons qui seront utilisé dans la tranchefile. L’idée de la couvrure naît parfois dès que l’on a le livre entre les mains, avec ses couleurs, ses décors, etc. Mais il faut parfois aussi essayer une multitude de papiers, de cuirs, que l’on pose à côté de notre livre pour imaginer. Et quand on a trouvé le bon papier, le bon cuir, tout se met en place et le travail reprend. Lorsque l’on voit une reliure moderne, il faut avoir à l’esprit que l’artisan n’a rien fait au hasard : cela commence par le nombre de ficelles sur lesquelles le livre est cousu jusqu’au choix des motifs et des couleurs du papier marbré.
En restauration ensuite. Comme il a été dit auparavant, le travail de restauration n’est jamais répétitif, chaque cas est unique. Nous sommes donc confrontés à des situations nouvelles sur beaucoup d’ouvrages. Les méthodes apprises correspondent parfois à la restauration nécessaire mais il faut souvent réfléchir à une nouvelle technique adaptée au livre qui est devant nous, en ayant toujours en tête de préserver au maximum la reliure d’origine et de respecter l’histoire du livre. On ne restaurera pas de la même manière ni avec les mêmes matériaux un livre du XVIIIème et un livre du XXème siècle.
Comment en es-tu arrivée à choisir cette voie ?
Ayant découvert un engouement pour les livres anciens au hasard des rangées de musées ou bibliothèques, au fil des lectures, en parallèle d’un intérêt grandissant pour l’histoire, j’ai décidé de me réorienter après avoir fini et validé un master commencé 4 ans plus tôt dans les sciences de l’éducation. J’ai en même temps suivi un stage d’initiation à la restauration de livres anciens pour découvrir ce qu’était ce métier et me rendre compte des réalités, afin de ne pas l’idéaliser. Mais l’idée de restaurer des livres pour leur permettre de retraverser les âges était bien la plus importante. Sauvegarder des reliures parfois chamarrées, détentrices d’un savoir couché sur le papier, me fascinait. Dans la restauration de livres anciens, le contenu est parfois aussi important que le contenant. En effet, la multitude de critères qui donne la valeur d’un livre m’a également impressionné : la qualité du cuir, des dorures, du papier, du texte, des tranchefiles, des fleurons, des bandeaux, des culs de lampes, des coutures, des tranches, etc.
L’autre aspect qui m’a séduite dans ce métier est son appartenance à l’artisanat d’art. C’est de continuer à faire vivre un savoir-faire et un patrimoine. Utiliser parfois des outils que nos prédécesseurs, il y a des siècles, utilisaient déjà. C’est la satisfaction du travail concret, fini. C’est le mystère de tout le travail caché sous une couvrure en toile, en papier ou en cuir. C’est le vocabulaire utilisé, le glossaire de la reliure et de la restauration qui permet de faire vivre des mots qui n’ont persisté que dans ce métier ou dans les métiers d’art ou d’artisanat en général. C’est également d’être en relation avec d’autres professions atypiques comme les tanneurs, les marbreurs, les parcheminiers, les doreurs, les pareurs, les rémouleurs qui travaillent entre eux en totale confiance et bienveillance au service de la culture.
Ce qui a confirmé le choix de ma réorientation est d’avoir vu un restaurateur travailler : avec une voix passionnée, il a d’abord fait l’étude profonde du livre pour pouvoir le dater et étudier les méthodes de fabrication, les matériaux, pour pouvoir travailler en fonction. Puis voir le cuir neuf se modeler sous ses scalpels et ses plioirs pour venir s’incruster sous le cuir ancien. Voir cet artisan travailler dans cet atelier hors du temps par les étagères de livres anciens et les outils.
Quelles sont les qualités et connaissances essentielles pour faire ce métier ?
Pour travailler dans le métier du livre, il est indispensable de connaître l’histoire du livre. Un restaurateur de livres anciens doit être capable de dater un livre à dix ans près pour mener une restauration adaptée à la reliure. Pour cela, nous devons connaître les dates des styles de dorure, des décors du cuir, des coutures, des tranchefiles, des papiers marbrés, des claies, de la technique de fabrication du papier, etc. En recoupant ces informations, nous arrivons à dater un livre à plus ou moins dix ans.
Cette connaissance sert également en reliure : les styles de papiers et de cuirs utilisés ne seront pas les mêmes pour les grands classiques du XIX ou XXème que pour des livres aux thèmes plus contemporains ou artistiques. Cette réflexion se fait en amont, puis quand vient le travail purement manuel, il faut maitriser les techniques. La reliure d’art est très précise, les mesures sont prises au millimètre, et parfois même « au cheveux », près. Il faut comprendre l’utilité des différentes étapes pour pouvoir réajuster son travail en fonction du « comportement » du livre, connaître les matériaux que l’on utilise pour anticiper les réactions quand on les travaillera, savoir quelle colle sera la mieux adaptée, connaître sa dilution.
Les qualités indispensables sont la patience, la rigueur et la précision. Un relieur-restaurateur ne peut pas faire un travail approximatif et pour cela, il doit prendre le temps de connaître le livre. Parfois, malgré ce travail préalable, il faut réfléchir sur des solutions, adapter son travail en fonction de ce que l’on découvre au fur et à mesure que l’on manipule l’ouvrage. L’artisan du livre doit donc en permanence adapter son travail et ses techniques au livre qu’il a entre les mains, et ne pas rester figé sur une technique apprise. Être curieux est également une grande qualité, chercher, se renseigner, être en permanence au contact des livres, voir et étudier le plus grand nombre de reliures, ne jamais rester sur ses acquis.
Peut-on choisir ce métier uniquement pour l’aspect manuel, ou est-il complémentaire d’une démarche intellectuelle, artistique ?
Comme je le disais, ce qui m’a attiré en premier dans ce métier est le livre, l’objet qui tire sa valeur du texte et de la reliure. C’est la complémentarité du contenu et de son enveloppe. J’ai ensuite été fascinée par les outils et les techniques ainsi que le vocabulaire. C’est préserver cet héritage tant pour sa valeur artistique qu’intellectuelle.
Quand on s’intéresse aux livres anciens, on s’intéresse à l’histoire, il faut connaître les grands auteurs, les éditeurs et les relieurs des différentes époques, connaître les styles, savoir reconnaître une contrefaçon du XVIIIème et plus généralement les grands faits historiques ou courants de pensée, qui ont parfois eu un impact sur les reliures et leurs styles. C’est l’intérêt porté à l’histoire et la curiosité qui vont permettre de mener un travail préparatoire convenable en amont de la restauration. Il y a aussi un immense plaisir à chercher le détail insolite sur une reliure, chercher les indices, comprendre pourquoi l’artisan, il y a des siècles, a travaillé de telle ou telle manière.
Faire de la reliure, c’est pérenniser une tradition, un savoir-faire. Et la restauration permet de faire vivre un patrimoine intellectuel par le bloc texte et artistique par la reliure. C’est donc une démarche de conservation de notre patrimoine et de notre héritage culturel et intellectuel qui prime, selon moi, sur une attirance du travail manuel, même si cet intérêt est bien évidemment indispensable !
Le monde actuel est en perpétuel mouvement, et semble s’intéresser assez peu à la sauvegarde de ce qui l’a construit (patrimoine culturel et artistique entre autres). Le choix de ce métier montre-t-il pour toi un certain rejet du monde, ou du moins une prise de distance ?
L’ère d’internet et du « zapping » est réelle, mais un intérêt pour notre histoire est tout aussi réel. Pas forcément par les connaissances intellectuelles, à savoir les grandes dates ou les grands noms qui ont forgé notre culture, mais pour ce qui est concret, visible, palpable. Il suffit de regarder l’intérêt porté à nos monuments historiques, notamment médiévaux, aux œuvres d’art de la Renaissance. Cet intérêt se retrouve aussi pour le livre, même s’il est plus méconnu. Et si cet héritage est parvenu jusqu’à nous, c’est qu’il y a toujours eu des hommes qui s’y sont intéressé et qui l’on préservé.
Ce travail n’est pas une fuite. C’est peut-être à contre-courant, insolite, mais si le livre m’importe tellement, c’est parce que je souhaite qu’il reste présent dans la société actuelle et puisse être transmis aux autres générations. Ce métier, c’est l’amour du beau, de la qualité, c’est vouloir transmettre. Ne serait-ce que pour cela il n’y a pas de rejet du monde.
En revanche, le choix de ce métier montre les priorités : c’est un travail de passion, la motivation n’est pas pécuniaire mais on prend plaisir à travailler. C’est également prendre le temps : le livre impose un rythme, ne serait-ce qu’avec les temps de séchage ou de mise en presse. Choisir ce métier, c’est choisir d’aimer son histoire et d’en être fier, aimer l’ancien, ce qu’il nous transmet, c’est travailler sur des ouvrages parfois tricentenaires et plus, on est bien loin de consumérisme, des objets qui ne passent pas une génération Ce métier, c’est prendre le temps pour avoir de la qualité.
Vois-tu ton métier comme une pause dans un quotidien mouvementé ou cherches-tu une certaine unité de vie, où tous les aspects se calqueraient sur ton activité ?
Ce métier a quelque chose de très apaisant. C’est vrai que quand je travaille sur un livre, je suis dans une bulle, c’est entre le livre et moi. Nous travaillons de l’ancien en permanence, ou des livres modernes mais de belles éditions (on est bien loin du livre de poche tout corné !). Nos outils nous plongent également dans cette atmosphère particulière, entre l’étau à endosser, le fût à rogner, la presse à percussion, nos plioirs, nos poinçons, nos compas, nos équerres à talon, etc. Les odeurs des papiers, des cuirs, des colles, tout est là pour nous déconnecter du stress de la vie quotidienne, sans nous en exclure.
J’ai clairement choisi ce métier en fonction de ce que j’aime, de ce qui m’intéresse, je prends donc plaisir à apprendre au fil des visites, des bouquinistes que je croise, des salons, à en discuter pour apprendre ou faire découvrir ce monde si particulier.
D’autre part, travaillant beaucoup chez moi, j’organise mon emploi du temps comme je veux ! Il est vrai qu’on se sent parfois en décalage avec ceux qui travaillent dans leur bureau, derrière un ordinateur, avec des horaires fixes. L’artisan ne compte pas ses heures, il estime tout au plus pour définir un tarif. Mais cela reste mon métier, il y a des échéances à respecter, un loyer à payer. L’unité de vie se trouve dans les motivations et la manière de faire son travail, comme pour tout métier.
Comment te vois-tu dans 5, 10 ans ?
Idéalement, à mon compte, dans mon atelier, mais je sais que les débuts (et même la suite en fait !) vont être rudes ! Si je trouve un emploi stable dans un atelier, je prendrais ! Mais une chose est certaine : je me vois toujours relieuse et restauratrice de livres anciens dans dix ans.
Ses passionnant la minutie qu’il faut et la précision pour réaliser ce genre d’art doit être chronophage, même si on n’e lit pas beaucoup, on peut et admirer la beauté d’un livre l’amour de l’esthétique mais ce qui est sur malheureusement .
Tous ses métiers la sont en voie d’extinction , alors un grand respect ses une sorte de résistance envers notre société où l’on n’est constamment rivé vers le futur uniquement .
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