Cet entretien est un apport à cet article.
Quelles sont vos différentes activités ?
Nous sommes ici en polyculture, avec des arbres fruitiers, un jardin, de la volaille, des cochons, des moutons, des vaches… Tout cela d’abord pour la famille. Il y a du monde à nourrir puisque nous sommes plus ou moins quatre-vingt. Et ça mange tout ça !
Nous appliquons les principes de la permaculture à certains endroits, en ne retournant pas la terre et en paillant, et en associant différentes espèces et types de cultures.
Comment en êtes-vous arrivés à ce que vous êtes aujourd’hui ?
Un ras le bol de la société de consommation. J’avais besoin d’espace, de nature, d’une liberté totale dans mon travail, choses que je n’avais pas dans la société. C’est le silence qui m’a amené ici, parce que j’avais besoin de faire un retour sur moi-même, et la nature me parle profondément. Tout ce qu’on nous propose en ville est à mes yeux superficiel, c’est mort, il n’y a pas d’âme. On a détruit toutes les bandes vertes autour des villes pour y mettre des supermarchés, on a fait partir les maraîchers qui y habitaient, qui les faisaient vivre en les cultivant, et qui faisaient vivre les villes avec leurs marchés.
Quand je suis arrivé ici, je n’avais plus d’argent, plus rien. Mais j’avais tout ! Quand on n’a rien, on a tout, puisque le peu qu’on gagne prend toute sa valeur. La terre est travail continu, il faut s’y pencher. Si on ne sème pas, si on ne travaille pas, si on ne réfléchit pas, elle ne donne pas. Mais si on l’aime, elle donne, elle est généreuse. Même dans les années difficiles, il y a toujours un peu.
Et puis il y a la nature qui donne sans que l’on ait rien fait, alors ça c’est formidable ! Les plantes sauvages, les champignons, le gibier… On est envahis par le sanglier ici, si quelqu’un veut en manger, il peut se servir ! Même si les gardes ne sont pas d’accord, on peut se servir et on se sert parce qu’ils nous détruisent tout. C’est ça la vie !
Quand êtes-vous arrivés ici ?
Il y a 35 ans.
Et il n’y avait rien ?
Rien ! J’étais dans ma vieille tente de scout, puis dans une cabane en roseau et ensuite dans une cabane en bois, dans laquelle j’ai vécu 10 ans. Je me lavais au ruisseau, c’était super ! Des années magnifiques !
Vous êtes arrivé seul ?
Je suis arrivé avec une compagne qui est partie avec mes enfants. C’est dommage parce qu’on vivait quelque chose de bien, on avait accouché les enfants à la maison… Mais elle était dans un autre trip, la drogue… J’ai vécu cette tromperie et ça m’a fait mal. J’ai passé trois ans vraiment seul, à délirer, la tête rasée, je me jetais dans l’eau glacée… Mais ça m’a servi ! Je mangeais des plantes sauvages, du pain sec, de l’huile d’olive, des pois chiches et des sardines, c’est tout. Et c’était super !
Vous me disiez il y a quelques jours en travaillant que l’on pouvait presque comparer votre ferme à une ferme d’il y a un ou deux siècles, et c’est aussi ce que je me suis dit en venant la première fois. Êtes-vous volontairement à contre-courant de l’esprit du monde actuel ?
Non, ce n’est pas vraiment volontaire, c’est naturel. C’est comme ça qu’on doit vivre quand on a une ferme ! Ça me rappelle mon grand-père, l’époque des bœufs, des labours. Comme les gens vivaient il n’y a pas si longtemps ! On parle d’écologie aujourd’hui, mais les gens avant était écolos ! Ils n’empoisonnaient pas la terre, le désherbant et les engrais n’existaient pas, ils compostaient le fumier pour l’étaler sur les champs et ils avaient quand même de bons rendements. Les terres étaient belles, pas ravinées comme elles le sont maintenant, elles étaient vivantes ! On y trouvait plein de plantes sauvages, tout ce que la nature peut donner dès qu’on laisse la terre tranquille. Regarde dans les champs ou les vignes conventionnels, il n’y a plus rien ! Il n’y a que des mauvaises plantes dont ils n’arrivent pas à se débarrasser depuis qu’ils mettent du désherbant… Avant on y trouvait des poireaux sauvages, plusieurs variétés de salades, des chicorées sauvages… C’est fini ! La terre est morte, elle est découverte, les racines de la vigne ne s’enfoncent plus. La vigne est plantée pour dix ans puis elle crève, c’est n’importe quoi ! On ne travaille plus pour les générations qui vont arriver, on travaille pour soi. C’est l’individualisme qui nous crève ! Ils vont laisser un désert !
Alors ça revient, j’ai repris des vignes qui étaient pourries, je les ai mis deux ou trois ans en prairies avec des chevaux, des brebis, des vaches, j’ai semé des légumineuses, du sainfoin. Puis on a recommencé à jardiner dessus et c’est revenu, il y a de nouveau des vers, c’est vivant ! La terre est belle, elle sent bon ! Parce qu’une bonne terre, ça sent bon et ça ne brûle pas les mains. Alors qu’en agriculture chimique, s’il fallait toujours travailler les mains dans la terre, on se les brûlerait. D’ailleurs on le voit dans les champs de blé semés derrière des vignes, il y a de grandes tâches jaunes au milieu, c’est l’excès de sulfate de cuivre. Mais ils continuent, tant que la cave coopérative et les silos paient… Ce ne sont plus des agriculteurs, ce sont des fonctionnaires de la terre. Mais en fait ils sont rentrés dans le système, on les y a un peu obligés puisqu’ils ont des tracteurs et du matériel pour des dizaines de milliers d’euros et des milliers d’hectares qui les obligent à avoir ce matériel. Mais sur des milliers d’hectares, ou même sur cinq cent hectares, c’est soixante familles qu’il faudrait voir ! Où sont-elles, au chômage en ville ? On leur a enlevé le goût de la terre. Il y en a qui reviennent, mais c’est pénible la terre, ça ne s’invente pas ! Il faut y travailler sans avoir peur d’avoir mal au dos, mal aux mains, de se baisser, de supporter la chaleur ou le froid, les saisons ! Comme faisaient nos ancêtres qui produisaient pour eux et leurs familles et allaient vendre le surplus au marché.
Maintenant les éleveurs sont obligés d’avoir de grands bâtiments où leurs bêtes sont toujours enfermées, et ils sont payés comme le demandeur le demande, c’est-à-dire un coup de pied dans le cul ! Mais c’est parce qu’on suit le système, on en met trop ! Si je les écoute moi, ce n’est pas trois cent ou six cent pintades qu’il me faudrait faire, c’est trente mille ! Je ne suis pas d’accord. S’ils veulent trente mille pintades, je veux bien les produire mais avec d’autres familles. Il faut installer d’autres familles de paysans ! Quand des terres se libèrent, on refait des petites structures, des petites fermes, comme c’était avant. Entre cinq et vingt hectares, trente ou quarante hectares pour les plus gros. Celui qui avait quarante hectares, c’était un gros propriétaire à l’époque.
Quand on fait de l’élevage, il faut tout de même un peu plus, non ?
C’est-à-dire ? Ah pour les pâturages ! Mais l’élevage, c’est dans les régions d’élevage, là où il y a des prés, dans les montagnes… Pourquoi ils font du blé dur ? Ils font beaucoup de blé dur actuellement, il part où ce blé? Un peu pour les bêtes, mais surtout pour la fabrication des pâtes. Puis on l’envoie en Afrique du Nord et on l’échange contre du pétrole. D’un côté, ça aide là-bas, mais ils pourraient aussi en faire du blé ! Il y a de très belles terres en Algérie ! Quand on est partis, tout a été abandonné et pillé, mais on avait laissé une agriculture florissante, avec des oliviers, des orangers, des vignes, du blé, il y avait de tout ! Et de très belles propriétés.
C’est tout ça qui m’a fait venir ici parce que j’en avais ras-le-bol. Je prends du plaisir à planter un arbre et à le regarder pousser. Quand j’ai planté les premiers arbres, je n’avais pas encore ma famille. Quand mes enfants étaient petits, je les voyais monter sur les arbres : tu ne peux pas savoir comme j’étais fier de les voir grimper et cueillir des fruits ! Parce que quand je les avais plantés, je ne pensais pas à eux mais aux générations futures, je ne savais pas que ce serait mes enfants qui en profiteraient. Eh bien ils en profitent et ils plantent aussi des arbres, ils continuent le geste. C’est très important, c’est ça le futur ! Quand je serai mort, les arbres continueront à vivre !
Quel est à votre sens le juste équilibre entre tradition et modernité ? Quels compromis avez-vous fait ici ?
Les compromis pour l’instant, c’est le tracteur et le gazole, pour pouvoir avancer. Mais je me dis que ça prépare le terrain pour pouvoir travailler ensuite avec les animaux. Après il ne s’agit d’être contre dans l’absolu : si on peut soulager les animaux avec la mécanique, je suis d’accord. Mais il ne faut pas penser qu’à la mécanique. J’ai un ami dans l’Ariège, tu ne le feras jamais monter sur un tracteur, il ne travaille qu’avec les animaux et il en est très heureux !
Je crois qu’on va avoir un avenir difficile, et si un jour on nous coupe les pompes de gazole, eh bien on sortira avec les mules, les chevaux et les bœufs. Alors on fera les choses en plus petit, on mettra les bêtes en pâturages. On aura un champ de blé pour faire le pain et un hectare de potager. Mais c’est sûr que tout cela, il faut le prévoir !
Donc pour moi, le compromis au départ était le tracteur, mais il me le fallait parce que tout seul je ne pouvais pas tout faire : débroussailler, nettoyer les ruisseaux… Une fois que la terre est abandonnée par les hommes, elle reprend vite ses droits, il y a des ronces, etc. Donc on est obligés de se mécaniser un minimum. Ou alors on est nombreux, on arrive à trente ! Mais c’est difficile, parce qu’arriver à trente c’est bien, mais il faut que les trente soient d’accord sur la vision des lieux.
Et il faut que les trente restent !
Et qu’il y ait un esprit de solidarité, pas de jalousies, ne pas en vouloir à celui qui en fait un peu moins. Parce que celui qui en fait un peu moins, c’est peut-être parce qu’il a une santé plus faible. Donc à ce moment-là, il faut lui trouver un travail qui ne le fatiguera pas trop. Et il rendra service : ce que tu n’as pas le temps de faire, c’est lui qui le fera. Mais pour ça il faut un chef.
Le fait d’être là m’a donné beaucoup de réflexion, parce que tu es toujours dans le silence. Donc tu te remets toujours en question, tout le temps. Et moi j’ai besoin de ce silence. C’est pour ça que le matin, je me lève souvent très tôt, parce que je n’entends pas les enfants, je ne suis pas aux animaux, je suis seul, je prends un bon livre, tranquillement. J’ai besoin de ce moment dans la journée, tôt le matin parce que l’esprit est éveillé. Ça, ça dépend des gens, il y en a qui sont mieux le soir, plus inspirés. Je l’accepte, c’est leur truc.
Des mots comme « simplicité volontaire », « décroissance » ou « sobriété heureuse » vous parlent-ils ?
Non. Parce que je n’ai pas la télévision, je viens à peine de faire mettre Internet. De temps en temps je vais voir un peu les informations, mais ça m’est difficile parce que je ne sais pas m’en servir. Ce sera plus pour faire mes papiers et quelques recherches, mais je n’aime pas trop me diversifier dans tout ce qu’il se passe… Pour moi, c’est d’abord la prière, la méditation et les bons livres de réflexion. Si je commence à entrer là-dedans, je vais abandonner ce mode de vie, pas que je me suis imposé mais qui est venu à moi. Tu as bien vu, j’ai toujours deux ou trois livres en cours, et quand j’ai une idée qui me vient, je sais où je peux trouver les éclaircissements. Je ne saurais pas le faire sur Internet et de toute façon, je ne suis pas sûr que j’y trouverai la même chose, je ne pense pas. Pour moi il y a trop de choses et je ne suis pas encore assez intelligent pour aller au sujet qui m’intéresse. Il va y avoir trop de propositions, je vais me faire avoir et je vais le faire… comment on dit ? Bugger ? Ça veut dire quoi ça ! Tousser ! Je ne comprends pas tout ça.
Peut-on parler pour vous d’autarcie ?
Je ne peux pas dire que je suis en autarcie parce qu’être en autarcie, c’est se couper complètement de tout. Moi j’ai besoin des gens ! Ceux qui viennent m’acheter du poulet ou autre chose, ils me font vivre ! On est en autarcie quand on est comme les mormons peut-être. Alors on est coupés du monde, mais ce n’est pas ce que je veux : il est beau le monde, il peut changer ! Les gens sont bons dans le fond, même les plus mauvais ont toujours quelque chose de bon dans le cœur ! Donc il faut chercher à le découvrir et à ce moment-là on les fait rayonner, on les fait sourire. Et quand on sourit, on revit, on se redresse, on n’est plus triste. Non, l’autarcie est un mot qui ne me plaît pas.
Bon, on a l’électricité par l’éolienne et les panneaux solaires, on a l’eau de la source grâce à une pompe, mais je me souviens toujours que tout ça, il y a des gens qui l’ont fabriqué, c’est une chaîne. C’est ce que je te disais l’autre jour avec le pain : derrière le morceau de pain, il y a une chaîne d’hommes qui travaillent et on peut remonter jusqu’au créateur. Parce que le blé, ce n’est pas l’homme qui l’a inventé. Le boulanger, le meunier, le paysan et tous les hommes qui ont participés à faire tous les outils dont ils ont besoin, leurs vêtements, tout ! C’est pour ça qu’il est sacrilège de jeter un morceau de pain.
Avez-vous des projets d’évolution par rapport à ce qui existe aujourd’hui ici ?
Oui, j’aimerais faire mon gaz avec les déchets des animaux, mon compost, la matière organique et tout ça, pour m’éclairer et me chauffer et restituer la matière compostée à la terre. C’est en plus une matière formidable : un gars qui a fait ça pas très loin a fait pousser des cucurbitacées qui ne poussent habituellement qu’en Afrique ! C’est quelque chose que j’aimerais mettre en place mais bon, il faut des moyens. J’aimerais être une ferme-école pour ça, une ferme expérimentale. Je crois qu’il y en a en Allemagne, les Allemands sont à la pointe sur le biogaz. C’est une solution d’avenir : on s’éclaire, on se chauffe, on fait de l’écobuage et on rend du compost au sol. Tous les arbres et les arbustes que l’on coupe pour nettoyer repoussent, on peut y retourner tous les trois ou quatre ans et ça protège pour les feux. Parce qu’ici on a une nature fragile : un peu de vent, une allumette et on a vite fait de brûler deux ou trois mille hectares !
Le gouvernement aurait tout intérêt à financer des expériences comme ça parce que ça développerait une nouvelle industrie pour construire les cuves et tout ça, ça ferait marcher des entreprises qui embaucheraient des gens ! Mais au contraire, tous les gens qui trouvent des solutions alternatives sont harcelés. Peut-être parce que le système combat l’autonomie, pour qu’on ait besoin de lui. Tout cela lui fait peur. Mais il a tort, parce que c’est l’avenir : quoiqu’il arrive, on y sera obligés, autant l’accepter et s’y préparer.
Vous êtes père de famille nombreuse. Qu’avez-vous à dire à ceux qui doutent de la compatibilité d’un mode de vie aussi radical avec la charge d’une famille ?
Justement, je me rends compte que si j’étais en ville, je n’aurais pas eu d’enfants. La campagne est un endroit pour les enfants. Chaque fois qu’un enfant arrive, c’est une joie pour toute la famille. Après il ne faut pas se faire de soucis.
Quand les enfants sont arrivés, on avait la vache qui faisait du lait, la maman en faisait aussi, on avait les légumes pour les purées. Justement, il faut avoir des enfants à la campagne parce que c’est eux qui la font vivre, par leurs chants, par leur joie. Ils ont une liberté totale : même tous petits je ne savais pas où ils étaient ! Parfois ils m’ont fait faire du souci, mais j’en aurais eu beaucoup plus si je les avais eus en ville ! Parce que le souci qu’ils me faisaient faire ici, c’est peut-être la mare où ils pouvaient se noyer, mais bon on leur avait appris ; tomber des falaises, là-haut… Mais non, on faisait confiance, ils ont des anges gardiens et il y a la prière en famille, tous les jours. Si on a confiance en Dieu, ça marche !
Et puis on leur apprend à se débrouiller : à quatorze ans, les petits étaient capables de tuer un cochon de deux cent kilos, de le vider, de faire la charcuterie, la saucisse, le jambon, tout au saloir bien rangé, les pâtés, tout ça ! Quel gosse fait ça maintenant ? Pour eux c’est bon. Demain, je peux mourir tranquille, je sais qu’ils survivront ici. Ça faisait partie des choses qui m’inquiétaient au début, mais maintenant je sais qu’ils vivront bien même sans moi. Même les gens qui passent le disent, le maire : « Si un jour ça pète, vous ne crèverez pas de faim ici ! ». Et les petits sont encore plus éveillés que les grands, puisqu’ils ont les grands devant eux, ils voient faire et ils apprennent très vite !
Et tu as vu, ils mangent de tout ! Mais c’est pareil, ça se forme le goût, tout petit ! Si tu cèdes à leurs caprices en disant : « Oh tu n’aimes pas ? Attends je vais te chercher un yaourt à la fraise ou une Danette ! », c’est fini ! Trois jours enfermé dans le placard, tu vas voir s’il ne la mange pas la patate ! (rires) Tiens, j’ai jamais vu un enfant se laisser crever de faim moi, franchement ! On va me dire : « Didier, tu es dur ! ». Mais non, je ne suis pas dur !
Ce mode de vie vous donne-t-il les moyens de soutenir vos enfants dans un éventuel choix d’études supérieures ? Certains en ont-ils émis le souhait ?
Pour l’instant, ils n’en ont pas eu envie, puisqu’ils ont quitté l’école. Ceux qui y sont allés sont rentrés en sixième dans des écoles religieuses, mais ils en sont ressortis assez vite, ça ne leur convenait pas. On leur a fait l’école à la maison, on leur a donné le goût de lire, s’il y a ça c’est bon !
Maintenant, s’il y en a qui veulent reprendre les études, c’est la famille qui se regroupera pour payer les études. C’est-à-dire que tout le monde sera d’accord pour que l’un des frères ou sœurs aille faire des études et on payera ! Les moyens, on les trouvera : on vendra un peu plus de pintades et de cochons, on taillera un peu plus dans les vignes. Mais s’il en éprouve le désir, tout le monde sera d’accord pour le lui payer. C’est comme ça que ça tourne ici, c’est une communauté. Et lui après, il le rendra, parce qu’il saura que tout le monde s’est saigné pour lui payer ses études et ce sera encore plus gratifiant pour lui, parce qu’il saura que ce sont ses frères et sœurs derrière.
Mais jusqu’à présent ce n’est pas le cas, ils n’en ont pas envie, ils ne sont pas intellos. Mais ce n’est pas impossible qu’un jour ça arrive. Jusqu’à présent, ils se sont payés tout ce qu’ils ont : permis de conduire, permis de chasse, ils travaillent pour ça ! Marie-O. s’est payé son appareil dentaire grâce aux vendanges et au travail des vignes, parce qu’on n’avait pas les moyens de le faire. Elle en est fière et elle ne nous regarde pas de travers. Anselme, tous les salaires qu’il a eus, il les a posés sur la table pour payer des réparations du tracteur, des semences, le gazole… Il en a gardé un peu pour lui pour se payer un fusil, ce qu’il veut, ça ne me regarde pas ! C’est l’esprit qu’on a donné à la famille, l’argent est en commun parce que tous ce qu’il y a ici est pour tout le monde. Moi je suis fier d’eux, je te le dis !
Un jour, il y a trois ou quatre ans, je suis tombé d’un toit et je me suis cassé la jambe et trois côtes. J’ai été immobilisé pendant trois mois et je me faisais un souci pas possible parce qu’on a toute la volaille en liberté et qu’elle nous détruisait le jardin. Les enfants se sont cotisés, ils ont payé la pelle mécanique pour faire le fossé autour du jardin, ils ont acheté les piquets et le grillage, et pendant que j’étais coincé à cause de ma patte folle, ils ont clôturé le jardin. Avant de le faire, ils m’ont amené la boite avec tout l’argent dedans et un petit mot. Bon j’ai craqué hein ! Je n’ai jamais pleuré autant de ma vie d’avoir ces enfants si généreux. Je crois que j’ai fait pleurer tout le monde d’ailleurs ! (rires) Ça m’a vraiment touché, mais d’un autre côté, je me suis dit qu’on les avait éduqués comme ça. La générosité, ça touche : c’est plus difficile de recevoir que de donner !
Donc s’il y a des études, elles seront payées. Parce que si cet enfant fait des études, c’est qu’il va rentrer dans la société certainement, c’est pour quelque chose, c’est pour le bien de la société. Il faut voir tout ça. C’est pour ça que je suis contre l’autarcie, tu vois ! On est là pour partager, les bonnes idées, les semences, les compétences, tout ce qu’on a pu trouver ou inventer pour se faciliter le travail. Le plus simplement possible, sans être obligés de dépenser.
Votre mode de vie a-t-il un lien avec votre foi catholique ?
Bien sûr ! Tout simplement parce que je vis au milieu de la nature et que cette nature, ce n’est pas moi qui l’ai faite, c’est le Créateur. Quand je ramasse une plante sauvage, je n’ai rien fait pour que ça pousse ! Je n’ai pas vraiment fait quelque chose pour la connaître, c’est un héritage qui m’a été donné. C’est ça la tradition. Saint Paul disait : « En toutes choses, rendez grâce à Dieu ! ». Ma relation à Dieu ici est une action de grâce continuelle. J’en pleure parfois, je me dis : « Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? ». Parce qu’en définitive, je ne le mérite pas plus qu’un autre. Ça me touche profondément, parce que c’est un bon père et il faut savoir lui dire merci. Il fait se lever le soleil de la même façon sur les bons et sur les mauvais. Il ne fait pas de différences donc je ne vois pas pourquoi nous on le ferait.
Quel est votre regard sur le rapport parfois frileux entre les milieux catholiques et les milieux écolos ?
Je n’aime pas le terme d’« écolo », parce que c’est un terme qui a été inventé et qui n’avait pas de raison d’être il y a quelques dizaines d’années.
Pour les milieux écolos, je pense qu’il faudrait leur faire comprendre qu’ils n’ont rien inventé, que la nature n’est pas d’eux ni à eux mais qu’elle a été créée par une force supérieure qui s’appelle Dieu. Un jour ou l’autre, il faudra qu’ils l’admettent et à ce moment-là, ils ne seront plus en esprit de contradiction. Parce qu’il y a souvent un problème dans ces milieux, c’est qu’ils poussent l’écologie à l’extrême et que ça devient en quelque sorte du paganisme : on adore l’arbre, on adore l’animal, on adore tout sauf le Créateur ! Il y a un problème là, c’est pour ça que la nature souffre. Quand on aura remis les choses en place, la nature ira mieux. Alors moi, je suis d’accord avec le milieu écolo, mais ils n’ont rien inventé, nos grands-parents étaient écolos avant eux ! Et puis il y a cet esprit de contradiction dans certaines choses, puisque beaucoup sont pour l’avortement, fume le pétard et tout ça. Ils disent être pour la vie mais ils la détruisent à côté : leur santé, l’enfant dans le ventre de sa mère… Quand on est pour la vie, on l’est jusqu’au bout ! Beaucoup de leurs idées sont bonnes parce qu’elles vont vers le bien commun, mais cet esprit de contradiction me dérange.
Mais à l’inverse, c’est vrai pour certains cathos qui crachent sur l’écologie…
Bien sûr ! D’abord ils n’ont pas le droit de juger car le jugement appartient à Dieu ! Il y a souvent chez le catho cet esprit de présomption qui ne me plaît pas : il dit qu’il a la vérité et c’est vrai, mais il ne doit pas s’en enorgueillir. Il faut rester petit et toujours se demander pourquoi on a été choisi contrairement à un autre. Il faut rejoindre les autres par l’amour, pas par la critique, et là on peut arriver à quelque chose. Et aussi se rendre compte que les écolos ont des choses à nous apprendre que nous avons oubliées par carriérisme ou par recherche du confort.
Mais ces deux milieux peuvent se rejoindre, sans problème ! Il faudrait un peu moins de mondanité et d’entre-soi chez les cathos et un peu moins de rejet systématique de tout chez les écolos. Malheureusement, les gens sont pour l’instant aussi bornés d’un côté que de l’autre. Il y a un gros travail à faire…
Les lignes commencent à bouger doucement !
Eh bien tant mieux, je suis content si ça bouge !
Quand j’étais en permaculture, j’ai reçu ici des écolos du monde entier qui venaient faire des stages. Aucun d’entre eux ne pratiquait, mais jamais ils ne m’ont regardé de travers parce qu’on faisait la prière. Certains sont venus avec nous à l’église, ils restaient pour le chapelet, certains faisaient même le signe de croix et se mettaient à genoux. Ils étaient tous charmants ! Ils ont tous accepté notre façon de vivre et ils étaient heureux ! Donc c’est conciliable, parce qu’ils sont partis en se posant des questions.
Il y a un Juif de l’état de New-York qui est venu deux fois. La deuxième fois, il est venu pour nous montrer son petit, parce que je lui avais dit avec sa compagne : « Il faut que vous ayez un enfant, sinon c’est stérile votre truc ! ». Et puis il m’a que là-bas, à New-York, il s’inspirait de ce qu’il avait vu ici. Tu ne peux pas savoir ce que ça m’a fait plaisir ! Je me suis dit : « Tu es sur le bon chemin, continue ! ».
Pour finir, quel message donneriez-vous aux jeunes qui hésitent à faire le pas de côté ?
Je leur dirais de le faire, parce que s’ils hésitent, c’est qu’ils en ont eu l’idée et qu’il faut faire confiance. Quand je suis arrivé ici, je savais que je ne m’enrichirais pas, mais tu peux constater que ça ne m’empêche pas de vivre, il y a autre chose.
Je leur dirais que si c’est vraiment quelque chose qui leur tient à cœur, il faut le faire. Quand on a le choix entre deux choses, c’est parfois difficile de prendre une décision. Dans ce cas, qu’ils repensent à leur enfance et à ce qu’ils ont eu dans la tête. L’homme se réalise dans ses rêves ! S’ils l’ont rêvé, qu’ils y aillent, qu’ils rentrent dedans, ça marchera toujours. La nature est bonne ! Un patron, c’est pas pareil : s’il fait faillite, il ne peut pas te payer. Si tu travailles, la nature te donnera toujours et tu auras à manger.
Et même si on ne travaille pas !
Alors là, c’est une autre étude, sur les plantes sauvages ou le gibier. Mais attention, il faut connaître, savoir ramasser mais aussi savoir laisser. Et toujours rendre grâce à Dieu, parce qu’à la chasse, à la pêche ou à la cueillette, c’est là et on n’a rien fait pour ! Il ne faut pas faire n’importe quoi : on prend avec respect, pour vivre.
La devise des trappeurs dit : « Prélever sans appauvrir ».
C’est ce qu’on fait ici. Il faut avoir ce respect et avoir l’humilité de dire qu’on y est pour rien. Si on en a la connaissance, ça ne vient pas nous, c’est quelqu’un qui nous l’a montré.
Donc le jeune qui hésite doit se poser sérieusement la question : « Est-ce ma vocation ? ». Car tout métier est une vocation.
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