En Haute-Normandie, la ferme du Bec-Hellouin expérimente depuis une douzaine d’années différentes méthodes agricoles respectueuses de l’environnement et de l’homme. Entre innovation et tradition, au rythme de la nature, s’y invente l’agriculture de demain. Rencontre avec Charles Hervé-Gruyer, qui l’a fondée en 2004 avec son épouse, Perrine.
Cet entretien est la version complète de celui publié dans le numéro 7 de la Revue Limite.
Vous êtes catholiques. Votre démarche est-elle également spirituelle ?
Je dirais qu’elle est spirituelle en ce sens que chercher à préserver la vie et la beauté – qui a une place essentielle –, mettre en avant des valeurs de solidarité, tout cela est éminemment spirituel ! Mais ce n’est pas le propre d’une religion. Nous, nous sommes chrétiens, mais nous sommes également nourris par d’autres formes de spiritualité qui enrichissent cette approche-là. J’ai par exemple passé quinze ans de ma vie à l’école des peuples premiers, qui ont une forme de spiritualité très présente, totalement axée sur le sentiment que tout est un, que la vie est une. Il y a un principe de vie, avec un grand V, que l’on peut qualifier de divin si on est croyant. Ce principe de vie est présent dans ce petit oiseau que je vois là, dans les plantes, partout ! C’est un même principe de vie, et si on porte atteinte à la planète, on porte atteinte à cette unité du vivant et du coup, par effet rétroactif, à l’être humain.
Je crois que le christianisme est en train de revisiter sa posture vis-à-vis du reste du monde vivant, parce qu’on avait trop mis l’homme sur un piédestal, le reste de la création était presqu’une sorte de lieu livré à la convoitise des êtres humains. Nous n’avions pas forcément perçu cette unicité de la vie, nous nous croyions supérieurs à tout ça. Du coup, nous saccagions sans trop d’état d’âme le reste du monde vivant. Je crois que l’encyclique du Pape François marque une étape importante dans la pensée écologique chrétienne, notamment quand il parle de notre « Maison Commune ». Nous ne sommes pas supérieurs, nous avons une forme de conscience différente de celle des plantes et des animaux, mais je dirais que ce pouvoir qui est le propre de l’être humain ne doit pas nous permettre d’être des super-prédateurs qui ravagent tout mais nous inviter plutôt à transformer ce pouvoir en service, à prendre soin des plantes et des animaux. Et ça les peuples premiers l’ont complètement perçu, les amérindiens par exemple l’expriment extrêmement bien ! L’être humain a une place particulière dans la création, peut-être aussi parce qu’il est l’interface entre le monde de la matière et le monde spirituel, ce qui ne doit pas le pousser à l’esprit de domination. Ces spiritualités amérindiennes mettent vraiment l’accent là-dessus, c’est au cœur de leur pensée, et ça m’a toujours énormément parlé ! Je me réjouis donc énormément de voir que le monde chrétien, et notamment catholique, s’empare de cette question, parce que mieux vaut tard que jamais. Mais nous devons faire preuve d’humilité parce que nous avons beaucoup de retard.
Si on bousille la seule planète vivante connue, on génère beaucoup de souffrance chez les êtres humains. On ne peut pas dissocier la charité faite à travers tout un tas d’œuvres admirables faites par les chrétiens sur le terrain de la solidarité, de l’aide aux plus démunis, de la solidarité envers tous les êtres vivants, car il est inutile de soigner les êtres humains si on bousille des terres arables, des ressources en eau potable, etc. C’est ça qui envoie les pauvres dans les bidonvilles ! Tous les grands bidonvilles de la planète sont peuplés de paysans qui ont été chassés de leurs terres. La question de l’écologie, l’option préférentielle pour les pauvres, le Pape François est très visionnaire quand il les réunit dans son encyclique Laudato Si’ : on ne peut plus dire « je fais l’un, mais pas l’autre ». Il faut que nous ayons une vision plus holistique.
Encore une fois, nous n’avons pas un tempérament militant, et c’est vrai ici aussi. Nous n’avons donc jamais particulièrement cherché à convertir le monde catholique à l’écologie. Pour autant, nous sommes ravis de pouvoir apporter notre pierre à l’édifice quand on vient nous chercher. Nous observons ces derniers temps un regain d’attention à la question écologique dans les monastères et les communautés chrétiennes. Récemment, il y a eu un rassemblement de certaines de celles-ci au Bec-Hellouin et nous avons été très heureux de pouvoir apporter notre expérience, ce que nous avons bien entendu fait bénévolement.
Comment réagissent les personnes que vous accueillez par rapport à ça ?
Nous ne mettons pas du tout la dimension spirituelle en avant, c’est notre jardin secret. C’est très important au niveau personnel, mais si nous voulons être crédibles dans notre démarche scientifique, nous ne pouvons pas être « labelisés » cathos pour ne pas entrainer de phénomène de rejet. Ce n’est pas ce que nous souhaitons. Nous cherchons à rester sur le terrain de l’écologie, de l’agriculture. Le reste, c’est notre aventure privée. Mais c’est vrai que c’est un moteur.
Lors des formations, j’insiste beaucoup sur l’importance de la beauté, de la préservation de toutes les formes de vie, de l’unité du vivant. Je n’ai pas besoin de rajouter une étiquette « catho » là-dessus, parce que ce sont des valeurs universelles – ou du moins qui devraient l’être. Personnellement, je les ai plus trouvées chez les peuples premiers, je n’ai jamais entendu parler de la nature dans une église alors que c’est omniprésent chez eux. Je pense qu’à notre époque, on peut être enraciné dans une culture, une civilisation, une tradition spirituelle, et aller boire à plusieurs sources. C’est plus riche que de boire à une seule source, c’est une des grandes chances de notre époque ! Le monde catholique est souvent très frileux par rapport à ça.A SUIVRE…