En Haute-Normandie, la ferme du Bec-Hellouin expérimente depuis une douzaine d’années différentes méthodes agricoles respectueuses de l’environnement et de l’homme. Entre innovation et tradition, au rythme de la nature, s’y invente l’agriculture de demain. Rencontre avec Charles Hervé-Gruyer, qui l’a fondée en 2004 avec son épouse, Perrine.

Cet entretien est la version complète de celui publié dans le numéro 7 de la Revue Limite.IMG_4376

La logique du monde semble s’opposer à cette logique de retour aux sources de la paysannerie. Comment votre démarche est-elle accueillie par les pouvoirs publics ?

Nous ne nous positionnons pas contre la société, nous ne sommes contre personne ! Notre moteur a été de suivre notre rêve, j’aime bien dire que nous sommes des rêveurs pragmatiques. Nous ne sommes pas en opposition avec qui que ce soit, nous cherchons plutôt à réaliser ce qui nous tient à cœur. Et comme nous avons envie d’apporter notre petite contribution à la transition vers un modèle de société durable, nous nous disons que ce n’est pas en nous opposant systématiquement aux institutions que nous allons les faire bouger, ça risquerait même plutôt de les crisper. Nous préférons la politique de la main tendue, souligner ce qui nous réunit plutôt que ce qui nous oppose. Même si globalement, ce modèle de civilisation nous déplaît profondément, nous en faisons partie, nous sommes les enfants du XXIème siècle et de cette société-là. Et nous profitons aussi de ses bons côtés. Je pense que ce positionnement a contribué au fait que ce que nous testons ici a été très bien accueilli dans l’ensemble. Et quelque part, ce qui est surprenant, c’est que les oppositions, les critiques, voire les insultes parfois, sont venues des milieux écologistes et pas de nos institutions, ce qui est assez paradoxal. Il y a parfois plus de violence chez les écolos que dans la société qu’ils dénoncent, c’est très dommage.

Nous avons donc été très agréablement surpris par la capacité d’accueil de nos institutions, qui a été extrêmement rapide. Par exemple, au sein de l’INRA, les conclusions de l’étude faite ici ont été accueillies très favorablement et font bouger les choses en interne. D’autres projets de recherche sont lancés sur des thématiques qui auraient semblé totalement inenvisageables il y a seulement deux ou trois ans. Egalement au sein du ministère de l’agriculture, ils ont décidé d’enseigner la permaculture à titre optionnel à partir de la rentrée 2017. Nous contribuons nous-même à les aider à construire les programmes, à former des formateurs, etc. Le ministère des affaires étrangères, au moment de la COP21, nous a demandé de faire un potager permaculturel au sein du ministère pour montrer aux diplomates, aux hôtes de marque de la France, à quoi cela pouvait ressembler. Perrine a été invitée plusieurs fois au Parlement Européen, le mois dernier au Sénat, j’ai moi-même été auditionné il y a deux ans par le CESE qui a recommandé au gouvernement de développer des potagers permaculturels en milieu urbain, le terme même de permaculture est rentré dans la loi l’année dernière. Nous ne pensions pas que ça irait si vite, c’est surprenant.

Même dans le monde des entreprises, ce sont des questions qui émergent. Nous accueillons parfois ici des grandes entreprises qui viennent réfléchir à l’engagement social et environnemental, à moyen et long terme. C’est marrant de penser que ces gens-là viennent réfléchir chez des petits maraîchers bio ! Ce n’était pas du tout envisageable il y a cinq ou dix ans.

Mais n’est-ce pas le fruit d’un phénomène de mode plus que d’une réelle remise en question du modèle que ces gens-là promeuvent par ailleurs ?

Pour ce qui est de l’enseignement agricole, notre approche est tellement à l’opposé de ce qui est l’approche dominante – même en bio – qu’au départ nous sommes beaucoup passés pour des loufoques. Qu’on arrive à produire autant sur si peu de surface avec ces méthodes paraissait tout simplement impossible, ça a d’ailleurs suscité beaucoup de réactions épidermiques d’incompréhension, que je comprends complètement par ailleurs. Ça parait tellement sans commune mesure que cette suspicion est légitime. Mais ce qu’il s’est passé, c’est que la base dont nous faisons partie les a fait bouger et continue à le faire. Il y a un engouement absolument stupéfiant pour les micro-fermes permaculturelles, les formations sont aujourd’hui remplies peut-être à 70 voire 80% de gens voulant créer une micro-ferme permaculturelle. Au début, tous ces porteurs de projets étaient mal accueillis, on leur riait ou on leur claquait la porte au nez, et puis c’est devenu un raz-de-marée. Maintenant, les pouvoirs publics et les centres de formation ne peuvent plus ignorer ça et sont amenés à créer des dispositifs d’accompagnement spécifiques. Par exemple, il y a deux mois, nous avons organisé ici une première rencontre avec des techniciens en charge de l’accompagnement des porteurs de projets sur la spécificité d’une installation permaculturelle sur petite surface. C’est devenu un phénomène majeur depuis quelques années.

Ce qu’on voit de manière plus large, c’est que les vieux modèles ont du plomb dans l’aile, il faut donc bien inventer des alternatives qui marchent. Les institutions ont leur propre rythme, elles sont rarement très visionnaires, mais les porteurs de projets et les citoyens peuvent s’emparer de ces sujets et amener leurs institutions à bouger. Dès que ça devient un phénomène statistiquement signifiant, elles sont bien obligées d’en tenir compte et de suivre le mouvement. Et puis il y a des gens, même en tête des institutions, qui sont vraiment visionnaires, concernés, intelligents, qui s’interrogent, qui doutent et qui cherchent.IMG_4345

Comment êtes-vous reçus par les autres agriculteurs qui, à l’instar des institutions, ont parfois du mal à accepter qu’on bouscule leurs habitudes ?

Nous avons toujours mené notre expérience sans chercher à convaincre les autres. Nous n’avons pas spécialement une âme de militant. Encore une fois, nous avons cherché à aller au bout de notre rêve, et comme c’est très chronophage, nous bossons énormément dans la ferme sans en sortir beaucoup. Nous n’avons jamais cherché à porter la bonne parole à nos voisins. Ce qui s’est passé, c’est que pendant très longtemps, les gens n’ont pas compris ce qu’on faisait, ça ne les intéressait pas du tout, mais il n’y a pas eu non plus de phénomène de rejet. Nous nous sommes toujours très bien entendu avec notre voisinage immédiat, on se respecte, on se rend service mutuellement. Après, Perrine a assez vite été contactée pour être conseiller régional et a fait six ans de mandat en charge de l’agriculture bio pour la région Haute-Normandie. Ça a été un mandat très constructif et positif, qui l’a amené à collaborer avec les institutions du monde agricole local. La mairie lui a ensuite demandé d’être conseiller municipal, elle l’est encore aujourd’hui. Finalement, les gens viennent nous chercher plutôt que l’inverse ! On s’aperçoit par conséquent que petit-à-petit, lorsque les gens ont besoin de nous, ils viennent d’eux-mêmes nous voir. Nous essayons alors de répondre présents et ça se fait tranquillement au fil des ans. On a vu d’autres gens qui voulaient absolument faire du forcing pour s’intégrer et qui bousculaient trop les petits codes établis, qui sont parfois invisibles. Ce faisant, il pouvait arriver qu’ils se fassent rejeter au bout d’un moment. Ça n’a pas été le cas pour nous. Ça prend du temps, mais on arrive à se faire accepter sans bousculer les gens.

Un certain nombre d’acteurs de l’agriculture paysanne écologique émet des doutes sur la possibilité de généraliser vos méthodes agricoles sans les subventions et le nombre de salariés et stagiaires qui travaillent avec vous. Comment voyez-vous les choses ?

Mais la ferme ne touche aucune subvention à part son petit crédit d’impôt « agriculture bio » ! Et nous n’en avons jamais eu. La construction du centre de formation a elle été subventionnée, mais ça n’a pas débordé sur la ferme. C’est l’institut Sylva, notre association à but non lucratif, qui touche des subventions de mécènes pour porter les programmes de recherche et payer les salaires des ingénieurs qui bossent sur ces programmes. Mais nous n’avons jamais eu un euro de l’Etat ! C’est nous qui allons chercher l’argent dont nous avons besoin – ce qui prend d’ailleurs énormément de temps et est particulièrement pénible à faire –, et nous auto-finançons une partie de ces programmes de recherche. Donc les gens sont mignons quand ils disent ça, mais le budget de l’association est de 200.000€ par an et c’est à nous de les trouver.

Et qui sont vos mécènes ?

Ce sont des fondations, des particuliers, des mécènes privés, voilà. Il faut remplir des dossiers, faire plein de démarches, nous faisons tout ça en plus du reste ! Et après, les résultats sont mis à disposition de la communauté gratuitement.

Nous avons également les formations qui rencontrent beaucoup de succès. Nous recevons des demandes de stages tous les jours, que nous ne pouvons malheureusement pas toutes accepter : nous accueillons juste quelques stagiaires chaque année, dans le cadre de leur formation professionnelle agricole. Les gens nous ont parfois reproché d’accueillir des stagiaires, mais il faut savoir que tous les agriculteurs qui en reçoivent constatent que ça prend beaucoup de temps, qu’on dépense beaucoup d’énergie à leur montrer les choses, à leur apprendre. Ce n’est pas de la main d’œuvre taillable et corvéable à merci, ils ne connaissent pas très bien le métier, sans ça ils ne viendraient pas. On se rend souvent compte qu’on irait bien plus vite en faisant les choses tous seuls qu’en les enseignant. Si on le fait, c’est parce qu’on se demande comment survivront les générations futures si on ne les accueille pas aujourd’hui pour leur apprendre tout ça. Je pense donc que ça fait partie de la mission des fermes d’accueillir, en tout cas c’est une mission que nous nous sommes fixé, au moins pour un temps.

D’autre part, et d’une manière plus large, nous pensons qu’une ferme de ce type produit beaucoup plus que de la nourriture, et notamment de la connaissance, ce qui en fait un lieu naturel de pédagogie et de transmission, ça nous paraît très important. Si on veut faire bouger nos modèles agricoles, et si possible vite, c’est indispensable ! Cela ne se fera dans les stations de recherche officielles, elles sont enfermées dans leurs vieux paradigmes : c’est à la base, dans les fermes innovantes, qu’il faut se coltiner le boulot, c’est très lourd mais aussi très formateur. Ça demande une énergie énorme, notre équipe est très généreuse mais souvent très fatiguée, parce qu’elle est sur plusieurs fronts à la fois. Honnêtement, c’est un défi quotidien.IMG_4363

A SUIVRE…

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