A une dizaine de kilomètres de Tulle, sur la commune de Cornil (Corrèze), se trouve le centre agroécologique Le Battement d’Ailes ayant pour vocation de sensibiliser le public au respect du vivant et à l’autonomie. Quelle est l’histoire de cette association ? Quelles sont les motivations de ses membres ? Quelles difficultés rencontrent-ils en territoire corrézien ? Je me suis rendu sur place lors d’une journée portes ouvertes pour le découvrir.
En 2005, Pascal Brette, fils de paysans, décide de concrétiser son projet de faire vivre autrement les terres qu’il a hérité de ses parents. Son projet ? Créer, sur ces simples prés à vaches, un collectif ayant pour objectif de « vivre et transmettre les valeurs de l’agroécologie ».
La première activité lancée est le maraîchage, suivie de près par les toilettes sèches et le compostage. Progressivement, pour répondre aux besoins d’aménagement du terrain, naît l’activité d’auto-construction. Il n’existe pas cependant de plan d’aménagement prédéfini : c’est collectivement, au fur et à mesure des besoins et des rencontres, que les constructions diverses émergent.
L’association connaît en 2011 un virage important : celui du passage d’une association traditionnelle de type pyramidal à une organisation basée sur l’autogestion. Actuellement, entre dix et douze permanents (dont six salariés) prennent toutes les décisions ensemble et sont chacun entièrement responsable de leur secteur d’activité.
Les différentes activités sont réparties en deux principales parties : celles à but commercial et celles étant considérées comme d’intérêt général (n’ayant donc pas vocation à être rentables économiquement). L’association fonctionne sur un budget d’environ deux cent quatre-vingt mille euros par an, dont deux cent mille euros de chiffre d’affaire et seulement dix mille euros de subventions.
En plus des activités initiales présentées ci-dessus, d’autres ont vu le jour au fur et à mesure de l’évolution du projet. Tout d’abord, une aire de camping naturelle a été créée grâce à des chantiers participatifs : une vingtaine de personnes peuvent être accueillies dans quatre yourtes (dont la plus grande fait quatre-vingts mètres carrés) ou venir avec leurs tentes, l’électricité est pour le moment achetée à la coopérative Enercoop (énergies renouvelables) comme sur l’ensemble du domaine, l’eau est chauffée grâce au soleil et des toilettes sèches sont mises à disposition. Plus récemment, un bâtiment bioclimatique est sorti de terre grâce au concours de professionnels locaux : conçu pour être le plus économe possible en énergies et en éviter au maximum les déperditions, il est isolé en liège, ouate de cellulose et fibres de bois. Orienté de façon à profiter au maximum des rayons du soleil, le chauffage complémentaire est assuré grâce à une chaudière à bois déchiqueté. En 2011, un jardin permaculturel en terrasses a été créé, contenant des arbres et arbustes (fruitiers ou non), des plantes maraîchères et des fleurs, pour favoriser les interactions et la venue des auxiliaires utiles (pollinisateurs entre autres).
Sur un terrain voisin, un éco-hameau lancé par des proches de l’association sort doucement de terre, en plus de nouvelles parcelles expérimentales (dont plantes médicinales). Sans faire partie de l’association, il va sans dire que la collaboration sera grande entre ces deux projets ! Car cette nouvelle expérience entre dans la démarche du Battement d’Ailes de participer à l’essaimage d’autres structures, entre autres dans le but de créer des réseaux de partage et de solidarité et de toujours favoriser la transmission.
En effet, le Battement d’Ailes met dès le départ un point d’honneur à favoriser la transmission par différents moyens (ils sont d’ailleurs reconnus comme « centre de formation », bien qu’ayant un fonctionnement particulier) : accueil de groupes ou de particuliers (stages, bénévolat, etc.), chantiers collectifs et participatifs, etc. Ils sont également membres du réseau REPAS, un groupement français de structures alternatives proposant un parcours comprenant diverses formations sur quelques mois.
Pour faire vivre le lieu, de nombreux événements et activités sont proposées, le plus souvent à prix libre, allant des jeux pour tous les âges aux formations sur le cycle féminin, de l’atelier « meubles en bois de palettes » au spectacle de marionnettes, de la cueillette et cuisine des plantes sauvages à la soirée guinguette-karaoké. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses ! Tout cela pour rappeler, encore une fois, que tout est lié !
Entretien avec Philippe, permanent de l’association
Comment fonctionne l’association ?
Quand l’association est née en 2005, nous étions dans une organisation plutôt traditionnelle, avec un président, et la hiérarchie qui va avec. Il y a eu un tournant en 2011, lorsque nous avons décidé de passer en autogestion, une approche dans laquelle chacun est responsable de son activité. Et depuis 2016, nous sommes passés en mode collégial, ce qui signifie que notre Conseil d’Administration n’est constitué que de co-présidents à égale responsabilité. Aujourd’hui, il n’y a pas de hiérarchie, au moins sur le papier. En réalité, c’est plus compliqué que cela mais, finalement, c’est aussi plus compliqué dans la réalité que sur le papier avec une hiérarchie traditionnelle !
En fait, à partir du moment où le projet devient réalité, il faut être dans le quotidien pour comprendre, prendre les bonnes décisions, bref, il faut vraiment en être partie prenante, d’où notre organisation. Au départ, la structure était gérée par les permanents mais pas mal de gens proches de nous avaient envie de s’investir plus. Les intégrer permettait aussi de développer le côté associatif, même s’il existait déjà un peu. Leur place au sein du conseil collégial reste encore un peu à trouver, à affiner, mais c’est déjà une bonne chose.
Comment se prennent les décisions avec l’ensemble de l’équipe ?
On essaie de trouver le consensus et lorsqu’il y a désaccord, il faut que chacun l’exprime et explique quelles sont les difficultés ou les dangers qu’il perçoit. Chacun doit pouvoir partager les nuances de son point de vue puis consent ou non à porter collectivement le projet en question. Cela implique d’apprendre à faire confiance à ses collègues, savoir que les uns et les autres travaillent pour l’intérêt de l’ensemble et ne cherchent pas seulement à développer une stratégie personnelle.
Il y a parfois des situations de blocage, auquel cas on sursoit à la question. C’est peut-être que l’hypothèse mise sur la table n’était pas la bonne, qu’elle n’était pas mûre… C’est une manière de procéder très exigeante puisqu’elle demande de l’écoute, de la confiance, de la capacité à reconnaitre que l’on n’a pas forcément toujours raison ou que, même si l’on a raison, il faut parfois se ranger à l’avis du groupe.
Au quotidien, quelles sont les différentes activités du Battement d’Ailes ?
Les différentes activités sont gérées par des commissions. Il y a d’une part celles qui sont liées à notre activité commerciale, à savoir l’hébergement, la restauration et le jardin ; et d’autre part les activités d’intérêt général, c’est à-dire assurer la vie du lieu et accueillir les gens qui viennent ici parce qu’ils attendent quelque chose de nous. A nous d’y répondre de notre mieux.
Au quotidien, nous proposons de petites formations accessibles à tous, sur le plan intellectuel mais aussi sur le plan financier, c’est pour cela qu’elles sont à prix libre. Il y a aussi ce que nous appelons « essaimage », plutôt à destination des collectivités et des groupes comme les écoles, les foyers de jeunes, les ESAT, les entreprises… Par ce biais, nous touchons un public très large et varié mais sur un plan assez local, au moins pour l’instant, puisque nous restons à l’échelle du département. En revanche, ceux qui sont là en individuel viennent parfois de très loin.
En tous cas, l’agroécologie, c’est coopérer avec le vivant, et cela dépasse largement la seule question de l’agriculture, d’où les nombreux thèmes abordés dans les ateliers, l’apprentissage de l’autonomie ou l’importance que nous accordons à la fête : c’est quelque chose de typiquement humain, présent dans toutes les civilisations !
Certains viennent pour 15 jours minimum, pour une sorte de stage, en quoi cela consiste-t-il ?
C’est ce que nous appelons l’accueil-immersion. Ce sont des individuels qui, sous différents statuts (stage, service civique, bénévole…) viennent avec des questions et des envies qui leur sont propres. En ce moment, par exemple, nous avons une personne qui vient de Paris, qui en a un peu marre de son boulot devant l’ordi, qui a découvert l’agroécologie par je ne sais quel biais et qui a décidé de mettre ses vacances à profit.
C’est de plus en plus fréquent, il me semble. Beaucoup de gens qui vivent en ville se sentent oppressés par leur environnement, ils voient que le monde change… Alors ils ont envie d’en savoir un peu plus.
Et ceux qui viennent sur le camping pendant les vacances ?
C’est un peu différent pour ceux qui viennent en « touriste ». Bien sûr, nous les accueillons, nous leur expliquons notre objectif, nous répondons aux questions, mais la démarche n’est pas la même : ils viennent pour passer des vacances dans un lieu sympa, pas pour s’investir dans un collectif. Nous les invitons quand même à participer à cet écosystème que nous essayons de créer, par exemple avec les toilettes sèches qu’il faut aller vider dans le composteur quand elles atteignent un certain niveau… Certains jouent le jeu et c’est intéressant, cette porte d’entrée un peu « légère ». Mais c’est minoritaire, la plupart des gens ne viennent pas là par hasard !
La formation faisait partie des intuitions de départ de l’association ?
Quand on est fils ou petit-fils de paysan, ça vide. Alors soit tu pars à la ville, soit tu restes… et tu transmets ! C’est s’inscrire à la fois dans la continuité et dans la transformation. J’ai vraiment l’impression que c’est ça qui a guidé Pascal. Au départ, il y a eu des soutiens très forts, des gens qui ont fait confiance très vite, en étant présents, en prêtant de l’argent, en agissant là où ils étaient, dans les institutions par exemple. Autour de nous, les paysans sont attachés aux familles, aux lignées, ils étaient donc attentifs à ce que Pascal allait faire de ses terres. Ils ont sans doute été surpris de l’allure que cela prenait. Certains étaient plus que surpris, soupçonneux même, mais tout ça passe lorsque le bâtiment sort de terre, que les projets voient le jour… Mais c’est vrai qu’au tout départ, ce n’est pas forcément compréhensible ! Même moi, en arrivant en Corrèze, j’avais lu un article sur le Battement d’Ailes et je ne voyais pas franchement à quoi ça rimait.
Bref, expérimenter et transmettre était au cœur de l’intuition de départ et c’est encore aujourd’hui ce qui fait l’essentiel de notre activité, même si nous ne le faisons pas à la manière des instituts de formation traditionnels.
Vous avez quelques subventions, même si elles ne sont pas énormes. Quels sont vos rapports avec les institutions ?
L’idée, au départ, c’était de trouver des subventions d’investissement puis de se débrouiller tout seul et c’est en gros ce qui se passe aujourd’hui. Les institutions sont mal en point, elles subissent des politiques qui n’en sont plus… Elles n’ont plus de rêve à concrétiser dans un monde qui est terriblement triste alors que nous avons tout ! Nous n’avons jamais été aussi riches, aussi chanceux. Quand je vais à la direction du travail, je vois des gens qui souffrent et franchement, ça me fait de la peine. Si les institutions étaient dynamiques, il n’y aurait pas de raison qu’on ne bosse pas avec eux mais aujourd’hui ça n’a pas de sens.
Pour les activités agricoles et l’artisanat, comment vous situez-vous par rapport à la mécanisation ?
Nous ne rejetons pas la mécanisation, en fait c’est un point sur lequel nous ne sommes pas très au clair. Nous avons un tracteur, nous tronçonnons, mais nous utilisons quand même la traction animale pour cultiver…
Nous cherchons un compromis, même si cela n’est pas vraiment exprimé. Nous sommes quand même sous la pression de produire, nous générons un chiffre d’affaire et c’est comme cela que nous pouvons vivre. Quand Pascal a monté ce projet, il s’est inscrit dans la logique paysanne de production : produire de quoi manger et participer à l’écosystème local avec des interactions humaines constructives. Je crois qu’aujourd’hui, sans mécanisation, c’est assez compliqué.
Et sur les matières premières, utilisées notamment pour l’écoconstruction, utilisez-vous du local ?
Nous sommes circuit court avant l’heure ! Nous passons du temps à vérifier la provenance des matériaux, l’impact écologique…
Quels sont les projets pour l’avenir ?
Ils concernent surtout l’essaimage, l’envie de revenir à nos fondamentaux. Nous avons grandi, mûri, nous avons des choses à dire, des conseils à donner par rapport à notre expérience, à partir du terreau fertile que nous avons construit et dont je crois que nous pouvons être fiers. Nous avons fait des erreurs, il y a des choses à améliorer mais ce qui est accompli est bien. Nous ne sommes plus au stade de l’utopie, il y a de l’existant !
Notre ambition est d’ouvrir le lieu pour accompagner des projets, accueillir des gens qui ont envie de faire quelque chose plus ou moins en lien avec nos activités. Il y a par exemple un projet de construction d’un éco-hameau, qui n’est pas directement lié à la structure du Battement d’Ailes mais porté par des gens proches de l’association.
On ne peut pas porter tous les projets ! Alors les idées viennent, mûrissent, planent et se concrétisent en fonction des circonstances, des personnes qui viennent et qui peuvent les porter.