L’abbaye bénédictine olivétaine de Maylis, dans les Landes, vit depuis 2013 une profonde conversion écologique. Voici la première partie d’un entretien avec frère Joseph, frère paysan de la communauté, qui nous raconte ici l’histoire de cette conversion et ses conséquences matérielles.

Pouvez-vous, en quelques mots, nous expliquer l’histoire de la communauté ?
La création de la communauté remonte à 1938, et nous arrivons au monastère de Maylis en 1946. Nous sommes aujourd’hui une vingtaine de frères.
Nous sommes des moines bénédictins, de la grande famille des abbayes bénédictines, et olivétains, une des branches de cette grande famille. Les olivétains sont le fruit du renouveau monastique au XIVe siècle en Italie.
D’où est partie votre réflexion sur l’écologie ? Comment se concrétise-t-elle ?
Le terme d’écologie est à la fois très récent et très ancien, on en parle beaucoup aujourd’hui. Pour ma part, quand j’entends « écologie », je pense d’abord « héritage, transmission ». Pourquoi ? Nous cultivons ici une plante médicinale miraculeuse, la fameuse « plante de Maylis », qui agit sur le foie et les reins, depuis une soixantaine d’années. Et si nous venons à l’écologie ici, c’est par la petite porte de l’échec. Il ne faut pas durcir ce que je dis, mais c’est mon regard. Nous avons toujours eu le soin de « cultiver propre », de cultiver au mieux la plante. Et le climat d’ici, qui est à la fois très chaud et très humide, fait que nous avons eu des soucis récurrents de champignons et de mildiou notamment, et que nous avons dû de manière très ponctuelle agir avec certains fongicides.
Mais en 2013, lorsque je reprends la charge de la partie agricole, avec les difficultés que je rencontre et en en discutant avec des experts déjà un peu alternatifs – je ne recherchais pas ceux-là mais de fait, c’est ce qui m’attirait, tous me disent alors que je travaille dans une région de monoculture et qu’il ne faut pas chercher plus loin : les sols sont morts. C’est donc devant ce problème, cette difficulté, que nous en sommes venus à l’écologie. Ce n’est pas par construction idéologique, c’est d’abord par la recherche d’une solution, d’une alternative face à un problème donné.
Pour ma part, je n’ai pas un grand mérite, parce que je ne supporte pas de monter sur un tracteur avec des rampes de produits chimiques dans le dos. J’ai juste écouté cette incapacité à aller traiter. Fort de cette difficulté que je rencontrais en moi, que trouver comme alternative ? Parce qu’il faut quand même produire et vivre : la plante de Maylis représente un tiers de nos revenus.
La question centrale, qui m’a beaucoup apaisée quand j’ai commencé à y réfléchir, sans penser d’abord à l’écologie ou à Laudato Si’, c’est de me dire que ma mission n’était pas de savoir comment traiter, avec quels produits, mais de trouver comment mettre plus de vie dans nos systèmes. Ça, ça me parlait ! Parce que mettre plus de vie, que ce soit dans l’amitié, dans la vie fraternelle ou dans la terre, c’est quelque chose de fort ! C’est comme ça que nous sommes entrés dans l’écologie, au niveau personnel d’abord, puis au niveau communautaire.
C’est donc en 2013 que nous avons fait ce virage. Et depuis, ces questions me taraudent : « Comment protéger la vie dans nos systèmes ? Comment en réinjecter ? Par quels biais ? Comment réattirer les insectes, les champignons, tout ce qui permet de lutter contre les ravageurs et de favoriser la vie ? ». C’est tout cela qui m’habite en remettant de la biodiversité, en replantant des haies, en réinvitant les oiseaux à venir manger ce qui se trouve dans nos cultures, en remettant des fleurs, … Je cherche à remettre beaucoup de couleurs, parce que les insectes se laissent attirer par la couleur et les odeurs. Il faut jouer sur les plantes compagnes, qui vont mettre de la couleur et des odeurs dans l’air et dans le sol. C’est tout un monde, un univers qui s’ouvre devant nous, et que je n’avais jamais imaginé avant ces difficultés, jamais !
On y vient donc par la petite porte de la difficulté, et nous sentons bien que mettre plus de vie dans la partie agricole appelle aussi la vie dans ceux qui cultivent la terre. Mais c’est le but en fait, c’est vraiment l’objectif, et c’est une grande joie de voir que nous marchons vers cela !
Vous aviez déjà des moutons avant cette conversion écologique. Cela a-t-il changé quelque chose ?
Ce qui est superbe, c’est que si j’arrive moi à l’écologie très tardivement et sans grand mérite, certains le faisaient déjà sans rien dire, à leur manière et depuis très longtemps. Le frère Cyrille, par exemple, je pense depuis plus de dix ans, a lancé les moutons. Dans notre atelier de cires, nous avons cherché à mettre au point des formules chimiques plus écologiques, avec moins d’emprunte carbone, moins de composés organiques volatiles, depuis plus de cinq ans. Donc c’était déjà le souci de certains frères dans certains domaines. Je dirais que c’était un souci plus personnel, qu’il soit conscient ou inconscient, mais en tout cas au naturel. Moi, j’ai dû le choisir de manière non naturelle, parce que je ne l’avais pas en moi, ou alors très enfoui. C’est donc à la suite de ces frères qui ont balisé le terrain que j’ai pu m’y mettre à fond, dans leur héritage. J’ai aussi appris que le frère Raphaël, dont j’ai pris la suite, rêvait de faire tout ça depuis vingt-cinq ans déjà, mais ce n’était visiblement pas l’heure, ni pour la communauté ni pour lui. Il avait cependant déjà fait quelques essais de compost, de techniques alternatives, à une époque où peu de gens en parlaient. Mais bon, c’est aussi une histoire de tempérament et de temps. En tout cas, il m’a énormément soutenu lorsque j’ai initié ce virage à quatre-vingt-dix degrés, qui crée aujourd’hui un enthousiasme communautaire évident.
Donc voilà : héritage. Je me rends compte que l’enjeu, plus que de créer quelque chose de nouveau, est de regarder ce qui existe déjà de beau, de bon, d’intelligent, de fonctionnel, et de voir comment le réadapter ici. Je crois qu’il n’y a pas besoin d’être très fûté – pour ma part en tout cas, car il s’agit juste de reconnaitre ce qui est beau chez les autres et de voir comment le mettre en place chez nous. C’est ce qu’on a fait, puisque nous avons effectué un tour de France il y a trois ou quatre ans. Dès que je suis arrivé à cette charge, j’ai dit aux frères qu’il fallait que nous allions voir comment les gens géraient leurs plantes aromatiques et médicinales ailleurs, c’était un impératif pour moi.
Uniquement dans des communautés monastiques ?
Pas du tout, nous n’en avons vu aucune. A l’époque, je ne connaissais pas du tout le milieu, aucun des monastères déjà engagés dans cette démarche comme Solan ou Taulignan. Je ne voulais plus travailler dans l’agriculture, parce que ma formation m’avait enseigné une agriculture intensive, chimique, qui ne me parlait pas du tout parce qu’il n’y a pas de vie : monoculture, mono-couleur, mono-sentiment – la tristesse, mono-pensée… Ça ne m’intéresse pas.
Qu’a changé cette prise de conscience dans vos activités agricoles ?
Tu me parlais tout-à-l’heure de la question des moutons, et je n’ai pas fini de répondre : mettre plus de vie, qui comme tu l’auras compris est mon leitmotiv, m’aura permis d’enfin intégrer le fumier des moutons dans notre système.
Il y a eu une grosse évolution pour moi, c’est que je passais auparavant le moins de temps possible dans les parcelles, parce que je n’avais plus ce lien à la terre – même si dans ma tête, cette histoire d’alternative était belle, je ne savais pas comment la mettre en place ici. Je me rends compte aujourd’hui que cette conversion écologique que j’ai vécue, que je vis encore, me rapproche du sol et de la terre, fait que j’y remets les mains. Je ne vais plus dans mes parcelles quatre fois l’an pour préparer le sol, j’y vais sans cesse pour observer l’évolution, voir quelle plante va avec quelle autre plante, etc.
Je crée actuellement un potager sur une parcelle sous nos fenêtres et je veux qu’il soit beau, pour que mes frères qui passent devant tous les jours voient de la beauté et aient envie d’y aller. Mon enjeu principal est toujours la « plante de Maylis », c’est elle dont je suis en charge, mais mon but est de trouver comment mettre en place un système qui aide cette plante à grandir. Et il se trouve que travailler sur cette plante m’oblige à travailler sur plein d’autres plantes compagnes, dont des plantes potagères, mais aussi des fleurs, des fruits, des plantes aromatiques et médicinales : c’est réintégrer cette plante dans un ensemble vivant. Avant, en exagérant un peu, je ne faisais pas la différence entre les choux et les carottes, mais maintenant je suis obligé. Je suis étonné de voir la force de la connivence entre l’homme et la nature, que j’avais perdue et que je retrouve avec une grande joie. Je n’avais jamais fait attention auparavant aux différences entre les graines, qui donneront des plantes très diverses, toutes plus belles les unes que les autres, chacune avec sa fonction propre, et en même temps interdépendantes.
Concrètement, cela nous a amené à faire le choix d’arrêter de brûler les « déchets » de nos coupes de bois et de les broyer pour réintégrer la matière organique aux sols. En plus d’attirer les insectes et les champignons lors de la décomposition du broyat de bois, le broyeur nouvellement acheté a aussi attiré les voisins, qui se demandaient d’où venait ce bruit. (rires) Et maintenant, ils nous apportent leurs branches, ils sont heureux de voir qu’elles nous sont utiles, et cela nous a permis de créer un lien supplémentaire avec eux ! Ce qui paraît très matériel permet pourtant de créer un lien énorme.
Il y a un haras non loin d’ici qui m’appelle régulièrement pour que je vienne chercher leur fumier : ce fumier nous est offert, parce que les propriétaires du haras sont heureux de voir qu’il nous est utile. L’horticulteur chez qui nous achetons nos plants de tomates et autres me supplie de venir chercher de leur terreau, je me suis donc servi de quarante tonnes de ce terreau qui est d’habitude inutilisé. Un voisin nous a également déjà donné vingt tonnes de fumier de poules. C’est étonnant parce que nous créons un système plus autonome, mais qui paradoxalement crée un lien et une solidarité phénoménale ! Donc je pense qu’il y a une autonomie qui crée du lien, et qui est vitale parce qu’elle est à la fois sociale et solitaire. C’est cela qui nous intéresse le plus ! Aujourd’hui, lorsque nous accueillons des retraitants, nous avons la possibilité, s’ils le désirent, de leur offrir un vrai travail – tu en sais quelque chose ! (rires)

Cette conversion écologique touche-t-elle exclusivement la partie agricole ou a-t-elle des incidences sur tout le reste (bâtiments, énergie, produits d’entretien…) ?
Ce qui est magnifique, c’est que nous constatons que la conversion écologique que nous vivons au niveau agricole impacte tous les domaines de notre vie, y compris la gestion des bâtiments. Nous avons parlé de la réutilisation du fumier, de la paille ou du bois, mais je rêve de récupérer le produit des toilettes, par exemple. Nous ne sommes pas encore équipés pour aller dans ce sens, mais comme nous réfléchissons à construire de nouveaux bâtiments, nous sommes en train d’y penser. Je pousse pour que nous puissions, au niveau agricole, utiliser cette matière extraordinaire ! L’urine, par exemple, c’est de l’or, il faut que nous puissions réutiliser tout ça !
Nous avons une pompe à chaleur qui existe depuis longtemps et à l’époque, il n’était pas obligatoire que l’eau retourne dans le forage, ce qui fait qu’elle retourne dans un petit ruisseau. Rien de mauvais en soi, mais je pense qu’il serait intéressant de trouver un moyen de la réutiliser.
Vous avez donc de l’eau de source.
Oui, tout-à-fait, depuis longtemps. Nous avons également une très grande surface de toitures, il y a donc des milliers de litres d’eau qui partent dans la nature quand il pleut : il nous faut réfléchir à comment récupérer cette eau. Pourquoi pas faire un étang, ou deux s’il le faut ? Nous avons des parcelles en pente, il nous faut donc étudier l’aménagement de terrasses qui permettent de conserver cette eau de pluie.
Tout cela impacte notre pensée : comment concevoir les bâtiments ? Cela a aussi une incidence quelque chose d’important : quand nous avons refait le chœur de notre église, nous avons eu le souci d’utiliser le bois que nous avions mis à sécher il y a sept ans, après la tempête qui nous avait frappé à l’époque. C’est donc notre bois qui a servi à la fabrication des stalles, celui que nous avions coupé, scié et mis à sécher nous-mêmes. Nous avons également eu le souci de travailler avec un artisan local, notamment pour la création de l’autel. Recréer un tissu local fait vraiment partie de nos préoccupations, tant au niveau agricole qu’artisanal.
Au niveau agricole, avez-vous déjà mené une réflexion sur la traction animale ?
Oui. Mais je n’y crois pas vraiment. Parce que je n’ai absolument pas ces compétences et je ne vois pas où je pourrais aujourd’hui trouver du temps pour cela. Alors bien sûr, si un autre frère veut s’y mettre, c’est à réfléchir, mais il serait important à mes yeux que ce soit celui qui s’occupe de la partie agricole qui s’occupe de cette question. Voilà, c’est très beau mais ça ne me semble pas réaliste dans l’état actuel des choses.
Quels sont vos projets pour l’avenir, dans la continuité de cette démarche ?
Nous avons organisé il y a quelques jours la première réunion d’une commission écologique composée de six frères : le père abbé bien sûr, le frère cellérier qui est responsable des travaux de construction et des finances, le maître des novices qui s’occupe de la formation des jeunes, le frère menuisier-électricien-plombier qui est responsable des ateliers et de tous les travaux d’entretien, le frère qui est en charge à la fois des animaux – moutons, chèvres, abeilles – mais aussi de l’accueil, et moi-même pour la partie agricole et commerciale. Cela montre bien je trouve à quel point l’écologie touche l’ensemble de notre communauté, toutes ses dimensions. On avance progressivement bien sûr, tout cela ne se fait pas en un jour ! Nous avons créé cette commission, qui doit se réunir dans quelques semaines pour définir l’ordre des priorités et fixer les échéances des deux prochaines années.
Vous pourrez lire dans les prochains jours la seconde partie de cet entretien, où frère Joseph développera l’aspect spirituel de cette conversion écologique.
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