Quels écueils de la vie en communauté avez-vous connus, et comment êtes-vous parvenus à les dépasser ?
François : La première difficulté est de trouver un équilibre entre l’intimité de la vie familiale et l’intimité de la vie de village. Un autre écueil a été de penser que la vie communautaire du hameau pouvait et allait se faire spontanément, sans un minimum de procédures, dans les prises de décision par exemple. L’amitié ne suffit pas, et les choses ne se font pas naturellement : les procédures peuvent sembler artificielles, mais elles permettent aux décisions d’être vraiment prises en commun et empêchent les quiproquos et les malentendus de naître, et les rancunes de s’installer.
Antoine : La vie communautaire implique la règle. La règle ne garantit rien et n’est pas un cadre dans lequel on peut se réfugier, elle est soutenue par les membres. Cela va à l’encontre de la mentalité libérale, selon laquelle l’individu doit garder une marge de liberté la plus grande possible, sinon il serait aliéné. On est obligés, dans les familles, de faire ce travail de règles, ne serait-ce que de formaliser certaines habitudes ou de les reconnaître, parce qu’on ne peut pas être l’auteur de A à Z du fonctionnement d’une maisonnée. Mais ce qui est épuisant, c’est qu’on est obligé de le faire aussi pour le monde extérieur. La famille ne peut pas rester toute seule face à une institution (Etat, école) à mettre en place des règles qui permettent d’éduquer les enfants et de vivre ensemble.
Je pense qu’un autre écueil est de trouver l’équilibre entre la vie communautaire et familiale, mais aussi personnelle. J’ai par exemple besoin de beaucoup de solitude, et je pourrais avoir souvent envie d’envoyer paître tout le monde juste pour pouvoir lire tranquillement. Peut-être que je suis un peu égoïste, mais je crois aussi que c’est mon tempérament, et ma vocation. Je donne du fruit en lisant des livres, en réfléchissant, en contemplant ; parfois le fait d’être requis par la vie en commun m’empêche de donner vraiment ce que je suis, il y a une tension qui est difficile. La vie en commun ne doit pas empêcher chacun de vivre sa vocation, sinon ça devient un écueil.
Mais je crois qu’on est assez loin de cet écueil-là ! On ne sait plus vivre ensemble, parce que l’outil même de la vie en commun, Internet et le réseau, est à la maison, donc les gens ne se voient plus. Dès qu’on éteint l’ordinateur et qu’on se confronte au vrai réseau social, on ne sait plus faire. On ne chante plus ensemble, mais on écoute chacun de la musique dans son coin ; on ne danse pas ensemble, on regarde danser à la télé. Saint-Exupéry se désolait en disant que l’abîme de la civilisation, c’est qu’on n’est plus capable de faire de danse de village.
Tout cela est à réinventer. L’avantage, c’est que ça existait déjà avant nous, donc il ne nous faut que le retrouver. J’ai à ce sujet-là une immense dette à l’égard des milieux alternatifs qui nous ont fait découvrir, avec Odile [sa femme], les danses de village. Le village est le lieu approprié des danses de village. Redécouvrons la joie de faire des choses ensemble. Les soirs où nous nous retrouvons tous ensemble – un ou deux soirs par semaine –, personne n’est devant la télé ou Internet et ça ne nous manque absolument pas. C’est même plutôt l’inverse : si quelqu’un me propose aujourd’hui de regarder un film le soir, sauf si c’est vraiment un très bon film, ça ne me donne plus du tout envie !
Votre idéal de vie met en avant l’écologie et le travail manuel. Vous connaissez l’écologie seulement depuis peu de temps, et vous n’êtes pas tous des manuels. Votre projet est-il vraiment réaliste ?
François : Premièrement, nous ne sommes pas des intellectuels au sens qu’on donne habituellement à ce mot, quelqu’un qui est un cérébral, qui ne voit pas le lien entre vie pratique, vie manuelle, vie artistique comme nourriture de la vie intellectuelle. On peut être des philosophes et des théologiens sans être coupés de la nature, et même, on sera d’autant plus philosophe et théologien qu’on mettra les mains dans la terre.
Antoine : Être père de famille, cela passe par un très grand nombre de tâches, de l’intellectuel au manuel, sans aucune discontinuité. La division des tâches à outrance est inhumaine, contre-nature. Je ne suis pas considéré par les autres membres de l’éco-village comme un intellectuel. Il n’y a pas d’obstacle entre le fait de lire des livres et celui de travailler la terre.
François : Deuxièmement, nous n’avons pas découvert l’écologie depuis seulement peu de temps : ce qui est semé dans l’enfance reste à jamais, et j’ai eu un mode de vie écologique pendant mon enfance. Les Jamain ont vécu un mode de vie communautaire aux Béatitudes. Cette vie qu’on essaie de retrouver ne nous est pas totalement étrangère, elle résonne en nous déjà depuis longtemps. Nous avons l’impression de retrouver notre identité profonde et ce à quoi nous aspirons, de répondre à nos besoins profonds. La vie conviviale qu’on a depuis un an et demi, c’est ce que nous cherchions depuis toujours. Nous devons sortir d’un paradigme, mais c’est plus facile que ce que l’on pense, car ça nous fait revenir à notre nature profonde. D’où qu’on vienne, d’aussi loin qu’on vienne, ce genre de projet est possible parce que cela répond à notre nature profonde : il suffit de revenir à soi. On part de loin parce qu’on est sorti de soi, mais tout le monde est capable de revenir à soi. Dans notre groupe, il y a par ailleurs des métiers plus manuels, des ouvriers, des agriculteurs, des artisans, des artistes.
Il y a quand même des compétences à avoir pour travailler la terre et qui ne s’inventent pas…
Antoine : Nous prenons conseil auprès des paysans du coin et des villageois qui font leur potager depuis des décennies. Monsieur Avril, par exemple, a un petit domaine, et sait tout faire. Sa catégorie socio-professionnelle est ouvrier-tanneur, mais c’est un homme entier – il n’est ni un intellectuel ni un manuel – qui sait habiter la terre où il vit en en tirant le fruit de sa subsistance.
François : Nous acquérons ces compétences à la fois empiriquement et théoriquement. Et Alexandra et Jean-Baptiste [nouveaux arrivants de l’éco-hameau] se forment au travail de la terre via des formations diplômantes.
Antoine : Le travail de la terre est une chose naturelle : il ne s’invente pas, mais il se retrouve et se transmet facilement. On a ça dans les gènes, pas la peine de beaucoup gratter pour retrouver ce bon sens. Il faut quelques principes, et le reste vient facilement. Je suis frappé de voir ce qu’en un an on arrive à faire, tout ce qu’on a appris.
A SUIVRE !